Mes Mémoires, de Alejandro Dumas
Capítulo LXXVI
Mes Mémoires es una obra de Alejandro Dumas donde narra sus vivencias. algunos capítulos describen los acontecimientos que vivió durante la representación de la obra teatral Le Vampire en Porte de Saint Martin, en 1823. La obra era una adaptación realizada por Charles Nodier en 1820 a partir de la obra de John William Polidori, The Vampyre. El propio Alejandro Dumas escribió una versión en cinco actos que se estrenó en el teatro de l´Ambigu en 1852.
Deuxième acte du « Vampire ». – Analyse. – Nouveaux murmures de mon voisin. – Il a vu un vampire. – Où et comment. – Procès-verbal qui constate l'existence des vampires. – Néron. – Comment les claqueurs furent institués par lui. – Mon voisin quitte l'orchestre.
En attendant que Ruthwen épousât Malvina, Edgard, un de ses vassaux, épousait Lovette.
Cette Lovette était bien la plus jolie, la plus fine et la plus gracieuse fiancée du monde : c'était Jenny Vertpré à vingt ans.
Lord Ruthwen, qui était réellement amoureux de Malvina, aurait autant aimé sucer le sang de la femme d'un autre que celui de sa femme, à lui. Aussi, sur la demande de son serviteur, s'était-il empressé d'assister à ses noces.
Ces noces ont lieu, en effet. Lord Ruthwen s'assied ; le ballet va commencer, quand s'avance un vieux barde avec sa harpe ; c'est l'hôte de tous les châteaux, c'est le poète obligé de tous les mariages. Il reconnaît Ruthwen, qui ne le reconnaît pas, occupé qu'il est à fasciner de son regard la pauvre Lovette.
Le barde accorde sa harpe et chante :
O jeune vierge de Staffa
Brûlant de la première flamme,
Dont le coeur palpite
déjà
Aux doux noms d'amante et de femme,
Au moment
d'unir votre sort
A l'amant de votre pensée,
Gardez-vous, jeune fiancée,
De l'amour qui donne la
mort !
Ce premier couplet excite la colère de lord Ruthwen, qui y voit un avertissement à Lovette, et qui craint, par conséquent, de se voir arracher sa victime. Aussi, son regard fascinateur se détourne-t-il de la jeune fille, pour se fixer furieux sur le barde, qui, sans se déconcerter, continue :
Quand le soleil de ces déserts
Des monts ne dore
plus la cime,
Alors, les anges des enfers
Viennent
caresser leurs victimes...
Si leur douce voix vous endort,
Reculez, leur main est glacée !
Gardez-vous, jeune
fiancée,
De l'amour qui donne la mort !
Un troisième couplet, et Lovette échappera au vampire. Il ne faut donc pas que le barde, qui n'est autre chose que l'ange du mariage, chante son troisième couplet.
Lord Ruthwen se plaint que ce chant lui rappelle un souvenir douloureux, et fait chasser le vieillard.
Puis, comme la nuit s'avance, comme il n'a pas de temps à perdre, puisque, pour vivre, il faut qu'avant une heure du matin il ait sucé le sang d'une jeune fille, il demande un entretien à Lovette.
Lovette a bonne envie de refuser ; mais Edgard craint de mécontenter monseigneur. – Monseigneur, resté seul avec Lovette, essaye de la séduire, lui jure qu'il l'aime, et lui met une bourse pleine d'or dans la main. En ce moment, on entend la harpe du barde et le refrain de la chanson :
Gardez-vous,
jeune fiancée,
De l'amour qui donne la mort !
Puis, tout le monde rentre, et le ballet commence. – Vers le milieu du ballet, Lovette, oppressée, se retire ; Ruthwen, qui ne l'a pas perdue de vue, la suit. Au bout d'un instant, Edgard s'aperçoit que ni Lovette ni monseigneur ne sont là. Il sort à son tour. On entend des cris dans la coulisse ; Lovette accourt dans le plus grand désordre, un coup de pistolet retentit ; lors Ruthwen, blessé à mort, vient tomber sur le théâtre.
« - Il a voulu déshonorer ma fiancée ! », dit
Edgard, paraissant, son arme fumante encore à la main.
Aubray s'élance vers
le blessé. Lord Ruthwen respire encore ; il demande qu'on le laisse seul avec
son ami. Tout le monde s'éloigne.
« - Une dernière promesse, Aubray, dit lord Ruthwen.
« - Ah ! demande, prends ma vie !... elle m'est insupportable sans toi, répond Aubray.
« - Mon ami, je te demande, seulement pour douze heures, le plus profond secret.
« - Pour douze heures ?
« - Promets-moi que Malvina ne saura rien de ce qui est arrivé ; que tu ne feras rien pour venger ma mort, avant que la première heure de la nuit ait sonné... Jure-moi le secret sur ce coeur expirant...
« - Je le jure ! » dit Aubray en étendant la main.
Aux derniers mots de Ruthwen, la lune sort des nuages, et brille de tout son éclat.
« - Aubray, dit Ruthwen, l'astre de la nuit luit à mes yeux de sa dernière lumière... Que je puisse le voir, et adresser au ciel mes derniers voeux ! »
La tête de Ruthwen retombe à ces mots. Alors, Aubray, secondé par le père de Lovette, porte le moribond sur le rocher du fond, lui baise encore une fois la main, et se retire entraîné par le vieillard. En ce moment, on voit la lune couvrir entièrement de son rayon le corps de Ruthwen, et éclairer les glaces de la montagne...
La toile tomba, au milieu des applaudissements de la salle tout entière, et des murmures de mon voisin.
Cet acharnement à poursuivre une pièce qui me semblait à moi pleine d'intérêt m'étonnait de la part d'un homme aussi bienveillant que paraissait l'être mon voisin. Non seulement, comme je l'ai dit, il s'était livré à de bruyants murmures, mais encore, pendant toute la dernière scène, il avait joué d'une façon inquiétante avec une clef qui s'était à plusieurs reprises approchée de sa bouche.
- En vérité, monsieur, lui dis-je, je vous trouve bien sévère pour cet ouvrage.
Mon voisin haussa les épaules.
- Oui, monsieur, je le suis, d'autant plus que l'auteur se croit un homme d'esprit, que l'auteur se croit un homme de talent, que l'auteur se croit un homme de style, et qu'il se trompe. J'ai vu cela, il y a trois ans, quand cela a été joué, et je le revois aujourd'hui. Eh bien, ce que j'ai dit alors, je le répète : la pièce est plate, sans invention, invraisemblable.
- Ah ! bien, oui, les vampires ! ils se donnent bien toutes ces peines-là ! Et puis, sir Aubray ! Est-ce que l'on dit sir Aubray ? Aubray est un nom de famille, et l'on ne met le titre de sir que devant le nom de baptême. – Ah ! il a bien fait de garder l'anonyme, l'auteur ; il a eu de l'esprit, ce jour-là.
Je profitai du moment où mon voisin reprenait haleine.
- Monsieur, lui dis-je, vous vous êtes écrié tout à l'heure : « Ah ! bien, oui, les vampires ! ils se donnent bien toutes ces peines-là ! » Vous vous êtes écrié cela, n'est-ce pas ? Je ne me suis pas trompé ?
- Non.
- C'est qu'en employant cette forme de langage, vous paraissez parler des vampires comme s'ils existaient réellement ?
- Sans doute qu'ils existent.
- En auriez-vous vu, par hasard ?
- Certainement que j'en ai vu !
- Au microscope solaire ? hasardai-je en riant.
- Non, de mes yeux, comme Orgon avec Tartuffe.
- Où cela ?
- En Illyrie.
- En Illyrie ? Ah ! vous avez été en Illyrie ?
- Trois ans.
- Et vous y avez vu des vampires ?
- Vous savez que c'est la terre classique des vampires, l'Illyrie, comme la Hongrie, la Servie, la Pologne.
- Non, je ne sais pas... je ne sais rien. Où étaient ces vampires que vous avez vus ?
- A Spalatro. Je logeais chez un bonhomme de soixante-deux ans. Il mourut. Trois jours après avoir été enterré, il apparut la nuit à son fils et lui demanda à manger ; son fils le servit selon ses désirs ; il mangea et disparut. Le lendemain, le fils me raconta ce qui lui était arrivé, me disant que bien certainement son père ne reviendrait pas pour une fois, et m'invitant à me mettre, la nuit suivante, à une fenêtre pour le voir entrer et sortir. J'étais curieux de voir un vampire. Je me mis à la fenêtre ; mais, cette nuit-là, il ne vint pas. Le fils me dit, alors, de ne pas me décourager, qu'il viendrait probablement la nuit suivante. – La nuit suivante, je me remis donc à ma fenêtre, et, en effet, vers minuit, je reconnus parfaitement le vieillard. Il venait du côté du cimetière ; il marchait d'un bon pas ; mais son pas ne faisait aucun bruit. Arrivé à la porte, il frappa ; je comptai trois coups ; les coups résonnèrent sec sur le chêne, comme si l'on eût frappé avec un os, et non avec un doigt. Le fils vint ouvrir la porte, et le vieillard entra...
J'écoutais ce récit avec la plus grande attention, et je commençais à préférer les entractes au mélodrame.
- Ma curiosité était trop vivement excitée, reprit mon voisin, pour que je quittasse ma fenêtre ; j'y demeurai donc. Une demi-heure après, le vieillard sortit ; il retournait d'où il était venu, c'est-à-dire du côté du cimetière. A l'angle d'une muraille, il disparut. Presque au même instant, ma porte s'ouvrit. Je me retournai vivement, c'était son fils. Il était fort pâle. « Eh bien, lui dis-je, votre père est venu ? - Oui... L'avez-vous vu entrer ? - Entrer et sortir... Qu'a-t-il fait aujourd'hui ? - Il m'a demandé à boire et à manger, comme l'autre jour. - Et il a bu et mangé ? - Il a bu et mangé... Mais ce n'est pas le tout... voici ce qui m'inquiète... Il m'a dit... - Ah ! il vous a parlé pour autre chose que pour vous demander à boire et à manger ?... - Oui, il m'a dit : "Voici deux fois que je viens manger chez toi. C'est à ton tour maintenant de venir manger chez moi." - Diable !... - Je t'attends après-demain à la même heure. - Diable ! diable ! - Eh ! oui, justement, voilà ce qui me tracasse. » Le surlendemain, on le trouva mort dans son lit ! Ce même jour, deux ou trois autres personnes du même village qui avaient vu aussi le vieillard, et qui lui avaient parlé, tombèrent malades et moururent à leur tour. Il fut donc reconnu que le vieillard était vampire. On s'informa auprès de moi ; je racontai ce que j'avais vu et entendu. La justice se transporta au cimetière. On ouvrit les tombeaux de tous ceux qui étaient morts depuis six semaines ; tous ces cadavres étaient en décomposition. Mais, quand on en vint au tombeau de Kisilova – c'était le nom du vieillard –, on le trouva les yeux ouverts, la bouche vermeille, respirant à pleins poumons, et cependant immobile, comme mort. On lui enfonça un pieu dans le coeur ; il jeta un grand cri, et rendit le sang par la bouche ; puis on le mit sur un bûcher, on le réduisit en cendre, et l'on jeta la cendre au vent... Quelque temps après, je quittai le pays ; de sorte que je ne pus savoir si son fils était devenu vampire comme lui.
- Pourquoi serait-il devenu vampire comme lui ? demandai-je.
- Ah ! parce que c'est l'habitude, que les personnes qui meurent du vampirisme deviennent vampires.
- En vérité, vous dites cela comme si c'était un fait avéré.
- Mais c'est qu'aussi c'est un fait avéré, connu, enregistré ! En doutez- vous ?... Lisez le Traité des apparitions, de dom Calmet, tome II, pages 41 et suivantes ; vous trouverez un procès-verbal signé par le hadnagi Barriarar et les anciens heiduques ; de plus, par Barruer, premier lieutenant du régiment d'Alexandre de Wurtemberg ; par Clickstenger, chirurgien-major du régiment de FŸrstenberg ; par trois autres chirurgiens de la compagnie, et par Guoichitz, capitaine à Stallath, constatant qu'en l'an 1730, un mois après la mort d'un certain heiduque, habitant de Medreiga, nommé Arnold-Paul, qui avait été écrasé par la chute d'une voiture de foin, quatre personnes moururent subitement, et de la manière que meurent, selon les traditions du pays, ceux qui sont tourmentés par les vampires ; qu'on se ressouvint, alors, que, de son vivant, cet Arnold-Paul avait souvent raconté qu'aux environs de Cossova, sur la frontière de la Servie turque, il avait été tourmenté par un vampire turc – car ils croient aussi que ceux qui ont été vampires passifs, pendant leur vie, deviennent vampires actifs, après leur mort – ; mais qu'il avait trouvé moyen de se guérir en mangeant de la terre du sépulcre de ce vampire, et en se frottant de son sang... précaution qui ne l'empêcha point de devenir vampire après sa mort, puisque, quatre personnes étant mortes, on pensa que le fait venait de lui, et qu'on l'exhuma, quarante jours après son enterrement ; qu'il fut reconnu, alors, que son corps était vermeil ; que ses cheveux, ses ongles et sa barbe, avaient poussé ; que ses veines étaient toutes remplies d'un sang fluide, et coulant, de toutes les parties de son corps, sur le linceul dont il était enveloppé ; que le hadnagi ou bailli du lieu, en présence de qui se fit l'exhumation, et qui était un homme expert dans le vampirisme, fit enfoncer, selon la coutume, dans le coeur dudit Arnold-Paul un pieu fort aigu dont on lui traversa le corps de part en part, ce qui lui fit jeter un cri effroyable, comme s'il eût été en vie : cette expédition faite, on lui coupa la tête et l'on brûla le tout, et l'on en fit autant aux cadavres des quatre ou cinq personnes mortes de vampirisme, de crainte qu'elles n'en fissent mourir d'autres à leur tour ; que toutes ces expéditions ne purent empêcher que, vers 1735, c'est-à-dire au bout de cinq, ans, les mêmes prodiges ne se fussent renouvelés, et que, dans l'espace de trois mois, dix- sept personnes du même village ne fussent mortes du vampirisme, quelques- unes sans être malades, d'autres après avoir langui deux ou trois jours ; qu'entre autres, une jeune personne, nommée Stanoska, fille de l'heiduque Jotuïtzo, qui s'était couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la nuit, toute tremblante, en poussant des cris affreux, et en disant que le fils de l'heiduque Millo, mort depuis neuf semaines, avait failli l'étrangler pendant son sommeil ; qu'à partir de ce moment, elle ne fit plus que languir, et qu'au bout de trois jours, elle mourut ; que ce qu'elle avait dit du fils de Millo, l'ayant fait reconnaître pour un vampire, on l'exhuma, et on le trouva dans les conditions voulues pour qu'on ne conservât aucun doute sur le fait de vampirisme ; que l'on découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt Arnold-Paul avait tué, non seulement les quatre personnes dont nous avons parlé, mais encore plusieurs bestiaux dont les nouveaux vampires, et particulièrement le fils de Millo, avaient mangé ; que, sur ces indices, on prit la résolution de déterrer tous ceux qui étaient morts depuis un certain temps, et que, parmi une quarantaine de cadavres, on en trouva dix-sept avec tous les signes évidents du vampirisme ; qu'en conséquence, on leur a transpercé le coeur et coupé la tête, et qu'ensuite on les a brûlés et qu'on a jeté leurs cendres dans la rivière.
- Le livre où se trouve ce procès-verbal, monsieur, coûte-t-il aussi cher qu'un Elzévir ?
- Oh ! ma foi, non ! Vous le trouverez partout : 2 volumes in-18°, de 480 pages chacun, chez Techener, Guillemot ou Frank. Cela vous coûtera cinquante sous ou trois francs.
- Merci. Je me donnerai la satisfaction de l'acheter.
- Maintenant, voulez-vous me laisser en aller ?... Il y a trois ans, le dernier acte ne m'a pas paru très bon ; aujourd'hui, il me paraîtrait pire encore.
- Si vous le voulez absolument, monsieur...
- Oui, vraiment, vous me rendrez service.
- Mais, auparavant, s'il vous plaît, un conseil ?
- Avec le plus grand plaisir... Parlez.
- Avant d'entrer à l'orchestre, j'étais entré au parterre, et j'y avais eu une petite affaire.
- Ah ! c'est vous ?...
- C'est moi.
- Qui avez ?...
- Oui.
- Donné ?...
- Oui.
- A quel propos donc vous êtes-vous permis cette vivacité ?
Je lui racontai mon aventure, et lui demandai si je devais prévenir mes témoins le soir même, ou s'il serait encore temps le lendemain matin.
Il secoua la tête.
- Oh ! ni ce soir ni demain matin, me dit-il.
- Comment, ni ce soir ni demain matin ?
- Non, ce serait du dérangement inutile.
- Et pourquoi cela ?
- Mais parce que vous êtes tombé dans un nid de claqueurs.
- Un nid de claqueurs !... Qu'est-ce que c'est que cela ? demandai-je.
- Oh ! jeune homme, s'écria mon voisin d'un ton paternel, gardez bien cette sainte ignorance !
- Cependant, si je vous priais de la faire cesser ?...
- Avez-vous entendu dire qu'il y eût autrefois des empereurs à Rome ?
- Mais oui.
- Vous rappelez-vous le nom du cinquième de ces empereurs ?
- Néron, je crois.
- C'est cela. Eh bien, Néron, qui empoisonna son cousin Britannicus, qui éventra sa mère Agrippine, qui étrangla sa femme Octavie, qui tua, d'un coup de pied dans le ventre, sa maîtresse Poppée, Néron avait une voix de ténor, dans le genre de celle de Ponchard ; seulement, sa méthode était moins savante ; de sorte que, de temps en temps, Néron chantait faux ! Cela n'avait pas d'inconvénient, tant que Néron chantait au Palatin ou à la Maison-Dorée, devant ses convives ou devant ses courtisans ; cela n'eut pas même d'inconvénient encore ; tant que Néron chanta en regardant brûler Rome : les Romains étaient si occupés autour de l'incendie, qu'ils ne faisaient point attention à un dièse de plus ou à un bémol de moins. Mais, quand il lui prit envie de chanter sur un théâtre public, ce fut autre chose ; à chaque fois que l'illustre ténor déviait tant soit peu de la ligne musicale, quelque spectateur se permettait – ce que je me permettrai tout à l'heure, si vous me forcez de rester à ce ridicule mélodrame –, il sifflait. On arrêtait bien le spectateur, et on le jetait bien aux bêtes ; mais, en passant devant Néron, au lieu de dire tout simplement, comme c'était l'habitude : « Auguste, celui qui va mourir te salue ! » il disait : « Auguste, je vais mourir, parce que tu chantes faux ; mais, quand je serai mort, tu ne chanteras pas plus juste. » Cette salutation suprême, revue et augmentée par les patients, ennuya Néron : il fit étrangler les siffleurs dans les couloirs, et l'on ne siffla plus. Toutefois, ce n'était pas assez pour Néron – ce désireur de l'impossible, comme l'appelle Tacite –, ce n'était pas assez que l'on ne sifflât plus, il fallait qu'on applaudît. Or, on pouvait bien étrangler ceux qui sifflaient, mais on ne pouvait pas, en conscience, étrangler ceux qui n'applaudissaient pas ; il eût fallu étrangler tous les spectateurs, et c'eût été une rude besogne : les théâtres romains contenaient vingt mille, trente mille, quarante mille spectateurs !... Se voyant en nombre, ils auraient bien pu ne pas se laisser étrangler. Néron fit mieux : il institua un corps composé de chevaliers romains, une espèce de confrérie dont les membres montaient à trois mille. Ces trois mille chevaliers n'étaient pas les prétoriens de l'empereur, c'étaient les gardes du corps de l'artiste ; partout où il allait, ils le suivaient ; partout où il chantait, ils l'applaudissaient. Un spectateur morose faisait-il entendre un murmure, une oreille chatouilleuse se permettait-elle un coup de sifflet, à l'instant, sifflet ou murmure était étouffé sous les applaudissements. Néron triomphait au théâtre. Sylla, César et Pompée n'avaient-ils pas usé tous les autres triomphes ? Eh bien, mon cher monsieur, sous ce nom de claqueurs, cette race de chevaliers s'est perpétuée. l'Opéra en a, le Théâtre-Français en a, l'Odéon en a – et il est bien heureux d'en avoir ! – enfin, la Porte-Saint-Martin en a ; toutefois, leur mission, à eux, n'est pas seulement de soutenir les mauvais acteurs, elle consiste encore, comme vous avez pu le voir tout à l'heure, à empêcher les mauvaises pièces de tomber. En vertu de leur origine, on les appelle des romains ; mais, nos romains, à nous, ne sont pas recrutés parmi les chevaliers. Non, on n'est pas si difficile sur le choix, et ils n'ont pas besoin de montrer à l'index un anneau d'or ; pourvu qu'ils montrent deux larges mains, qu'ils rapprochent l'une de l'autre ces larges mains avec rapidité et fracas, voilà les seuls quartiers de noblesse exigés. Vous voyez donc que j'avais bien raison de vous dire de ne pas déranger deux de vos amis pour un de ces maroufles. – Maintenant que vous êtes éclairé, voulez-vous me laisser sortir ?...
Je compris qu'il y aurait de l'importunité à retenir mon voisin plus longtemps. Si sa conversation, dans laquelle, en si peu de temps, il avait embrassé tant de choses, m'était agréable et aidait fort à mon instruction, il était évident qu'il ne pouvait en dire autant de la mienne. Je ne pouvais rien lui apprendre, sinon que j'ignorais tout ce qu'il savait. Je m'effaçai donc avec un soupir, n'osant lui demander qui il était, et le laissant passer, lui et son Pastissier françois, qu'il tenait des deux mains sur sa poitrine, de peur sans doute qu'un des chevaliers dont nous avons parlé tout à l'heure, curieux de livres rares, ne le lui enlevât.
Je le regardai s'éloigner avec regret ; un pressentiment me disait vaguement sans doute, qu'après m'avoir rendu un grand service, cet homme deviendrait un de mes meilleurs amis.
En attendant, il m'avait fait des entractes bien autrement curieux que la pièce.
Heureusement que l'on frappait pour le troisième acte, et que, par conséquent, les entractes étaient terminés.